Mediachimie | Des experts de la chimie analytique pour trancher des énigmes politico-scientifiques

Date de publication : Lundi 07 Mai 2018
Rubrique(s) : Éditorial

La chimie bien involontairement est venue récemment sur le devant de la scène médiatique lors de deux événements. Le premier, le 4 mars lors de l’empoisonnement de l’ex espion russe Sergueï Skripal et de sa fille Julia sauvés in extremis à l’hôpital de Salisbury mais qui a ravivé les tensions entre Londres et Moscou. Le second, une attaque chimique qui se serait déroulée le 7 avril en Syrie dans la ville de Douma et qui a provoqué une riposte ciblée de la part des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni. Dans les deux cas étaient soupçonnées des armes chimiques (1), peut-être un innervant, le Novitchok, en Angleterre et le chlore gazeux en Syrie. La chimie comme le nucléaire a souvent été détournée à des fins peu avouables pour en faire des armes, c’est son aspect le plus critiquable. La poudre noire, les explosifs, les bombes incendiaires existent depuis plus de 1500 ans, l’arme nucléaire et l’arme chimique sont plus récentes.

Il faut rappeler que les débuts de la guerre chimique remontent à la Grande Guerre de 1914-1918 (2). C’est en avril 1915 que les armées allemandes déploient 168 tonnes de chlore (Cl2 gazeux) au nord d’Ypres en Belgique. Le nuage vert dérive vers les tranchées occupées par les armées alliées sur sept kilomètres provoquant la panique mais, le nuage stagnant, la percée ne sera pas exploitée. C’est cet agent Cl2 qui semble être mis en cause lors de l’attaque de Douma par les armées syriennes. Il faut dire qu’après le chlore d’autres gaz ont été trouvés par les belligérants. Ce fut d’abord un autre suffocant le phosgène CCl2O, puis le gaz moutarde ou ypérite C4H8Cl2S (sulfure de 2,2'‑dichlorodiéthyle), non seulement suffocant mais aussi vésicant (3). L’imagination des militaires pour tuer leurs semblables est sans limite. Au cours du XXe siècle furent inventés les innervants neurotoxiques comme le tabun, le sarin et le VX de la famille des organophosphorés qui sont, à des degrés divers, inhibiteurs de la cholinestérase, un relaxant musculaire, et qui provoquent en quelques minutes après l’inhalation le blocage des muscles respiratoires (4).

Les spécialistes de la chimie analytique ont montré que c’est un poison de ce type qui a frappé S. Skrispal et sa fille. Il semble bien après analyses qu’il s’agisse du Novitchok, issu d’un programme de développement soviétique appelé Foliant qui travestissait ces types de molécules en insecticides ! C’est encore un organophosphoré mais fluoré qui peut être fabriqué à partir d’acétonitrile et de phosphate organique. C’est un agent binaire qui se présente sous forme de poudre ultrafine pouvant être administré au moyen d’aérosol dispersif ou à l’état gazeux. Huit à dix fois plus toxique que le VX, une concentration de 0,01mg/kg dans le sang conduit à la mort (5). Ses antidotes sont de type anticholinergique, comme l’atropine qui peut être administrée avec des oximes telles que la galantamine qui renforce son action. Mais d’après les experts les séquelles, même si on en réchappe, peuvent conduire à des handicaps sévères et permanents.

En 1993, 192 États ont signé une convention sur l’interdiction de la mise au point, du stockage et de l’utilisation d’armes chimiques (la Syrie ne les a rejoints qu’en 2013 sous la pression). A été créé dans la foulée l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques) qui a déjà supervisé en 2014 avec l’ONU la destruction des stocks de ces armes en Syrie (6). Ce sont à nouveau les chimistes de cette organisation qui sont sollicités pour résoudre ces énigmes et qui développent les moyens analytiques pour identifier les traces de ces composés à chaque demande d’expertise. Ces experts de l’identification des molécules sont sur place en Syrie pour vérifier que l’attaque sur Douma a fait l’objet d’utilisation d’armes chimiques. Hélas même s’ils identifient le chlore, sa fabrication et son stockage sont exempts de déclaration car cette molécule est utilisée dans l’industrie et l’agriculture (7).

Jean-Claude Bernier
Mai 2018

Pour en savoir plus
(1) Les gaz de combat
(2) 1914-1918 : la guerre chimique
(3) Il y a cent ans : la guerre chimique
(4) Qu’est-ce qu’une attaque chimique ?
(5) Chimie et poisons
(6) De la difficulté d’éliminer les « armes chimiques » de Syrie
(7) La chimie en agriculture : les tensions et les défis pour l’agronomie