La crise de la métallurgie en Europe condamne-t-elle l’acier vert ?

Date de publication : Vendredi 20 Juin 2025
Rubrique(s) : Éditorial

L’âge du Fer qui a succédé à l’âge du Bronze il y a quelques milliers d’années a vraiment prospéré au XIXe et XXe siècle lorsque le charbon a permis de réduire les oxydes de fer et que les hauts fourneaux se sont élevés dans les paysages des pays miniers et industrieux (1). L’acier, c’est-à-dire un alliage de fer avec un peu de carbone et quelques éléments mineurs, a envahi notre époque. Les automobiles, les ossatures d’immeubles, les armes de guerre, les ponts, jusqu’à la tour Eiffel… font appel à des tonnes d’acier. En 2024, la production mondiale a dépassé 1.750 millions de tonnes dont plus de la moitié (819 Mt) en Chine. L’Europe quant à elle en a produit 130 Mt et la France seulement 11 Mt. À l’échelle de la planète la sidérurgie pèse pour près de 7% des émissions de gaz carbonique, en France cela représente plus de 20 mégatonnes d’émission de CO2. Dans la perspective de décarbonation de l’industrie et du plan « vert » de l’Europe, les métallurgistes s’efforcent de trouver des procédés moins émetteurs de gaz de serre et particulièrement du CO2. Quels sont ces moyens ?

La réduction des oxydes de fer (2)

Les minerais de fer contiennent principalement l’oxyde ferrique Fe2O3. Sa réduction par le charbon s’écrit formellement : 2Fe2O3 + 3C = 3CO + 4Fe. Pour obtenir 224 g de fer, on émet 132 g de CO2.

En réalité, dans le haut fourneau, c’est le monoxyde de carbone CO qui réduit l’oxyde en dessous de 950°C. La combustion du coke (charbon) entretient la réaction et produit aussi du CO qui s’oxyde en CO2, et finalement à la sortie du haut fourneau pour 1 tonne de fonte liquide on relâche au sommet environ 1,8 à 2 t de CO2.

La solution alternative est d’employer un gaz réducteur comportant moins de carbone comme le méthane CH4 ou plus du tout comme le dihydrogène H2.

Les réactions formelles s’écrivent alors :
2Fe2O3 + CH4 = 4Fe + 2 H2O + CO (qui s’oxyde en CO2). Pour 224 g de fer sont émis 36 g de vapeur d’eau et 44 g de CO2, soit 3 fois moins que la réaction avec le carbone. Dans ce procédé de réduction directe par le gaz naturel, on réduit l’émission de 66%.

Pour le dihydrogène : 2 Fe2O3 + 3 H2 = 3 H2O + 4Fe. Pour 224 g de fer on n’émet que 54 g de vapeur d’eau et plus du tout de CO2. Dans ce procédé de réduction directe, on réduit les émissions de CO2 de 100% !

Dans ces deux derniers procédés, on obtient des éponges de minerais pré-réduits dites DRI (Direct Reduction Iron) contenant 80-85% de fer, pas faciles à stocker car poreuses et parfois pyrophoriques (3) qui doivent être compressées sous forme de galets ou briquettes, puis fondues au four électrique à arc, purifiées et transformées en acier.

Et la décarbonation ?

Examinons d’un peu plus près la vertu environnementale de ces réductions directes. 

Les sidérurgistes envisagent dans un premier temps d’envoyer dans le four de réduction du méthane qui doit être chauffé avant de réagir et qui permet de diviser par deux l’émission avec de l’ordre de 0,90 à 0, t de CO2/t de métal. Par la suite, est envisagé un mélange de 70% de gaz naturel et 30 % d’hydrogène qui diviserait encore par deux l’émission à 0,5 t de CO2/t d’acier. Plusieurs projets, dont celui d’une jeune start-up GravitHy comme celui de l’usine pilote Hybrit en Suède, visent à utiliser l’hydrogène pur comme gaz réducteur. Il faut environ 50 à 60 kg d’hydrogène pour obtenir un tonne de minerais réduits (DRI).

Se pose alors l’origine de cet hydrogène. Si c’est de l’hydrogène gris issu du steam reforming (4), la production d’un kg de H2 s’accompagne de l’émission de 10 kg de CO2 ; la tonne de DRI correspond alors à 0,5/0,6 t de CO2, ce n’est pas tellement mieux. Si c’est de l’hydrogène obtenu par électrolyse avec le mix électrique français, on est à 3,5 kg CO2/kg H2 soit 0,18/0,21 t de CO2 par tonne de DRI, c’est plus intéressant ; avec le mix électrique allemand on arrive à 1,35/1,6 t de CO2 l’équivalent du haut fourneau ! D’où la nécessité d’opérer avec de l’hydrogène vert avec l’électricité renouvelable ou bleu par capture et stockage du CO2 après reforming (5). Reste le problème du coût pour une tonne de fonte par la voie haut fourneau, on utilise environ 800 kg de coke à 160€ la tonne. Pour une tonne de DRI on utilise 50 à 60 kg d’hydrogène à 1,2€/kg si gris, soit environ 60€, mais à 6€ si vert soit 300 à 350€ ! Surcoût évident. Auquel il faut ajouter, comme dans le cas de la fonte, la purification et la fusion au four électrique des billes ou briquettes de pré-réduits qui demandent encore 350 à 500 kWh par tonne d’acier. Le bilan économique montre que la réduction par hydrogène n’apporte pas de rentabilité pour l’instant et c’est particulièrement critique en 2025 où la sidérurgie européenne est en crise.

La crise

Deux grands sidérurgistes européens viennent d’annoncer des mesures radicales : ArcelorMittal, le licenciement en France de plus de 600 employés et la pause des investissements de plus de 2 milliards d’euros pour la décarbonation de l’acier, ThyssenKrupp en Allemagne parlait de 11.000 licenciements et envisageait le rachat de sa branche acier. Cependant, l’objectif de construire une unité de DRI à Duisburg était toujours prévue avec des subventions de l’État et des Länders de Basse-Saxe et de Sarre pour transformer les hauts fourneaux outre-Rhin en tours de réacteurs DRI à hydrogène. Il faut bien voir que pour cette nouvelle installation qui projette une production de 2 Mt de DRI par an à Duisburg il faudrait 143.000 t d’hydrogène fournies par environ 50 électrolyseurs de 20 MW (6) comme celui qu’installe Air Liquide sur le complexe chimique d’Oberhausen qui occasionneraient une consommation annuelle totale de 7 TWh, à peu près la production d’un réacteur nucléaire pour une électricité bas carbone et un investissement de plus de 1,7 milliard €.

En France, GravitHy qui ambitionne de produire aussi 2 Mt de fer pré-réduit à Fos-sur-Mer avec une tour de réduction de plus de 100 m et sur 75 hectares des dizaines d’électrolyseurs. La start-up évalue la consommation électrique à 6 TWh + 2 TWh pour chauffer l’hydrogène avant réaction, soit la consommation d’une ville de près de 4 millions d’habitants. Avec le plan hydrogène revu à la baisse en avril, il n’est pas sûr que ce projet puisse aboutir à court terme.

Pourquoi ces pauses et arrêts d’investissements ? C’est que l’acier européen est en position difficile pour plusieurs raisons : une faible demande européenne, l’atonie des ventes de voitures due à l’incertitude sur les moteurs thermiques à l’horizon 2035 et aux prix élevés des véhicules électriques, un prix de l’énergie pour les industriels électro-intensifs deux à trois fois plus élevé qu’aux États-Unis et enfin des droits de douane exagérés de la part de l’administration Trump (25% ,50% ?) et une surproduction chinoise pratiquement égale à la production européenne (100 Mt), qui, bloquée outre atlantique, va déferler chez nous à des prix cassés.

Face à cette situation catastrophique, la Commission européenne a enfin réagi en mars avec un « plan acier » : en renouvelant le plan de sauvegarde imposant un quota maximum d’importation d’acier ; en renforçant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pour taxer les importations en fonction de leur empreinte carbone ; en ajustant sa stratégie « anti-contournement » pour empêcher certains pays tiers de rediriger vers l’Europe des tonnages à bas coûts. Elle veut aussi imposer un certain quota d’acier « propre » dans les marchés publics. Quoi qu’il en soit, même si ArcelorMittal a annoncé en mai un investissement de 600 M€ pour un four électrique à Dunkerque, il reste difficile à l’Europe de lutter sur les prix. Alors que le cours de l’acier est en Europe et aux États-Unis de l’ordre de 710 $/t , au départ des ports chinois il est de 450 $/t et les exportations dépassent les 8 Mt/mois. Un dernier rapport de l’OCDE explique comment les exportations chinoises torpillent les efforts de décarbonation de l’acier. La vertu européenne se heurte au mur du réalisme économique. Mais attention, les investissements aux USA largement encouragés, les milliers d’électrolyseurs chinois largement subventionnés, vont bientôt nous submerger d’acier « propre » DRI si, malgré nos poches vides, nous ne prenons pas le train en marche.

Jean-Claude Bernier
Juin 2025

 

Pour en savoir plus 
(1) Les métaux au fil de l’histoire (fiche pédagogique CNHS)
(2) Comment verdir les métaux ?, J.-C. Bernier, éditorial (mediachimie.org)
(3) Zoom sur le classement des substances chimiques en fonction des dangers associés, P. Prudhon et F. Brénon (mediachimie.org)
(4) L’hydrogène, une source d’énergie pour le futur, A. Pichard, O. Garreau et J.-C. Bernier,  fiche Chimie et… en fiche (cycle 4) (mediachimie.org)
(5) Qu’est-ce que l’hydrogène « vert » ? F. B"rénon, Question du mois (mediachimie.org)
(6) Zoom sur les derniers résultats de la production d’hydrogène « décarboné », J.-P. Foulon et F. Brénon (mediachimie.org)

 

Crédit illustration : Duisbourg-Nord - Haut fourneau 2 vu depuis le haut fourneau 5, Ra'ike, Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 3.0