Imiter les phénomènes en action au coeur des étoiles ouvre la voie à une nouvelle source d’énergie, sûre et durable, pour la production d’électricité à très grande échelle : c’est en cela que consiste le projet ITER (mot latin signifiant « la Voie »).
Quels que soient les projections ou les scenarii et en dépit des mesures d’économie d’énergie qui pourraient être mises en oeuvre, une chose est certaine : nous aurons besoin de produire de plus en plus d’énergie propre durant ce siècle pour faire face aux besoins de la population en expansion sur la planète. À la fin de ce siècle, comme le nombre d’humains dépassera les 10 milliards, les besoins mondiaux en énergie auront été multipliés par 3.
La part de l’électricité dans la consommation d’énergie globale, qui est d’environ 20 % aujourd’hui, atteindra 50 %. Répondre à cet énorme accroissement de la demande est l’un des plus redoutables défis que l’humanité doit affronter dans les prochaines décennies.
Nos options sont limitées. La combustion de produits fossiles, qui a amené la révolution industrielle du 19e siècle et permis le développement économique, technologique et sociétal de notre civilisation jusqu’à maintenant, est à présent reconnue comme menaçant l’environnement et l’équilibre climatique de la planète. Les énergies renouvelables, bien qu’attractives en de nombreux pays et appelées à être développées, ont des limitations intrinsèques dues, en particulier, au fait qu’elles sont diffuses et intermittentes. Il est impératif d’avoir une source complémentaire aussi propre, mais massive, modulable dans le temps et potentiellement continue.
La FISSION nucléaire
Que nous reste-t-il ? L’énergie nucléaire, plus précisément l’énergie de fission nucléaire.
À ce jour, la fission nucléaire représente environ 10 % de l’énergie électrique produite dans le monde. La France est une exception majeure avec 58 réacteurs qui produisent plus de 75 % de l’électricité du pays.
En tant que Haut commissaire à l’Énergie atomique (2003-2009) et Directeur général du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives en France (2009-2015), j’ai consacré une bonne part de ma vie professionnelle à la fission nucléaire. J’en connais les mérites, les limites et les défis.
Le principal attrait de la fission nucléaire est de fournir une source de courant massive sans génération de CO2 ou autre gaz à effet de serre. Toutefois, la ressource minérale sur laquelle elle est basée (l’uranium) est limitée avec, au mieux, une production de 200 ou 300 ans si on se fonde sur la technologie « neutrons thermiques » présentement utilisés. Quant aux problèmes posés, ils méritent d’être traités avec soin. Si l’on se limite aux deux principaux, c’est la constante amélioration de la sécurité et le stockage des déchets sur le long terme. « Long terme » signifie plusieurs centaines de milliers d’années pour les déchets les plus actifs.
Ma conviction est que l’énergie produite par la fission nucléaire est une solution transitoire valide, pour un nombre limité de pays, elle ne constitue en aucun cas une solution à long terme pour tous.
Mettre en oeuvre le cycle complet de la fission, depuis l’uranium jusqu’au recyclage du combustible et au stockage des déchets, requiert non seulement une expertise scientifique et technique et des infrastructures considérables, mais cela exige aussi de solides institutions, un contrôle indépendant et une stabilité politique à long terme. Peu de pays possèdent ces atouts ou peuvent offrir ces garanties.
Heureusement, la fission n’est pas le seul moyen d’exploiter l’énergie de l’atome.
La FUSION nucléaire
Alors que la fission scinde les noyaux des atomes lourds comme l’uranium, la fusion fait l’exact contraire : elle « fond » les noyaux des atomes légers, comme l’hydrogène, en noyaux d’atomes plus lourds. Les deux réactions sont des conversions masse-énergie qui génèrent une énergie considérable; elles sont une spectaculaire illustration de la relation d’Einstein E=mc2, mais elles sont très différentes dans leur principes.
Plus de 99 % de la matière observable dans l’Univers sont à l’état de fusion, c’est la source d’énergie du coeur des étoiles, grâce à elle le soleil a pu briller depuis 5 milliards d’années et il est supposé continuer encore pendant le même laps de temps.
C’est seulement à partir de 1929 que les physiciens et astrophysiciens (J. Perrin en France et A. Eddington au Royaume-Uni) ont formulé le concept que le procédé de fusion était à l’oeuvre dans le coeur des corps célestes. Dans les décennies suivantes, l’identification et la compréhension du processus de fusion de l’hydrogène (Bethe) ont conduit à l’idée que la création artificielle d’un tel procédé de fusion sur terre fournirait une source d’énergie durable pour produire de l’électricité à grande échelle.
Au coeur du soleil et des étoiles, les forces gravitationnelles créent les conditions de température et de pression qui rendent la fusion possible. Ce processus efficace à l’échelle des étoiles, ne peut pas être reproduit sur Terre. Mais il peut être simulé.
Les physiciens ont ensuite déterminé qu’un gaz ionisé, ultra chaud, de très faible densité (un plasma), composé à part égale des isotopes deutérium et tritium de l’hydrogène et confiné par des champs magnétiques intenses, pourrait constituer un environnement favorable pour que la fusion se produise. » Faible densité » signifie en fait dans un vide poussé, un million de fois moindre que la densité de l’atmosphère terrestre. « Ultra chaud » correspond à une température de l’ordre de 150 millions de degrés Celsius, soit 10 fois celle au coeur du soleil.
Les avantages de la fusion sont nombreux :
- La réaction de fusion au coeur du processus est intrinsèquement sans danger : les accidents qui peuvent se produire dans une installation de fission - réactions incontrôlées, fusion du coeur, etc. - sont physiquement impossibles dans une installation basée sur la fusion.
- Le combustible est virtuellement inépuisable : le deutérium est aisément extrait de l’eau et le tritium est produit à l’intérieur de l’installation par interaction des neutrons produits par la fusion et du lithium. Un réacteur de fusion de 1 GW (puissance équivalente à celle d’un réacteur à fission moyen) nécessitera seulement 100 kg de deutérium et 3 tonnes de lithium par an pour générer 7 milliards de kW.h (7GWh).
- -L’impact environnemental est minime: ni CO2 ni autre gaz à effet de serre ou polluants ne sont produits.
- -La fusion ne génère pas de déchets très radioactifs à vie longue et les autres déchets radioactifs sont en quantité réduite.
Au milieu des années 1950, des « réacteurs à fusion » de différentes formes, tailles, et performances - comme les systèmes « pinch and mirrors », stellerators, et tokamaks (acronyme russe de « Toroïdal Chamber Magnetic Coils ») - ont été mis en oeuvre en Union Soviétique, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France et au Japon.
Dans la même décennie, le voile de silence qui avait étouffé la recherche sur la fusion avant la Deuxième Guerre mondiale est levé. En dépit de la guerre froide et des tensions Est-Ouest, des physiciens de la fusion soviétiques de la fusion, qui étaient parmi les plus avancés dans le domaine, ont partagé leurs données, leurs espoirs et leurs frustrations avec leurs collègues de l’Ouest. La collaboration est devenue internationale dans la recherche sur la fusion et l’est encore à ce jour.
Tout en continuant à explorer l’exceptionnelle complexité de la physique des plasmas et à envisager les défis techniques posés par la construction et le fonctionnement de tels réacteurs, les physiciens ont compris que pour montrer la faisabilité de la fusion, il leur faudrait une très grande installation - telle qu’aucun pays à lui seul ne pourrait la concevoir, la construire et la faire fonctionner, quelles que soient les ressources humaines, scientifiques et techniques dont il disposerait.
Le projet européen JET (Join European Torus) a été la première étape en ce sens. Un très grand tokamak, a donné en 1983 le « First Plasma » qui a été la première mise en oeuvre des combustibles de fusion deuterium et tritium. Sept ans plus tard, JET a produit une puissance significative à partir de la fusion. Dans la même période, une machine américaine (Tokamak Fusion Test Reactor - TFTR) a suivi la même démarche et obtenu les mêmes résultats.
Cependant, à la fois JET et TFTR ont nécessité plus d’énergie pour enclencher la fusion que la fusion n’en a produit en retour. Il fallait aller plus loin en termes de taille.
Le projet ITER
Alors que JET était en train d’amener la fusion au seuil de faisabilité avec une production record de 16 MW en 1997, un autre projet, infiniment plus ambitieux, prenait forme, à une échelle vraiment internationale cette fois.
Initié dans les années 1980, ITER - mot latin pour « la Voie » - a connu une impulsion politique et diplomatique décisive lorsque le Président Reagan et le Secrétaire général Gorbatchev se sont rencontrés à Genève en 1985 et se sont mis d’accord sur le lancement du « plus large développement possible de la coopération internationale » pour développer l’énergie de fusion « dans l’intérêt de toute l’humanité ».
En tant que physico-chimiste de formation, président de la Fondation de la Maison de la Chimie et Directeur général, depuis 2015, du plus vaste et ambitieux projet de production d’énergie jamais conçu, je suis fier de dire que la Chimie est essentielle dans la réussite d’ITER. Il faudra mettre en oeuvre les procédés chimiques les plus rigoureux pour séparer et recycler les isotopes nécessaires, produire les matériaux les plus purs et les catalyseurs les plus performants. La nature des exigences d’ITER et les contraintes rigoureuses des processus de contrôle de qualité vont sûrement stimuler domaine et offrir de vastes développements à la fois à la recherche et à l’industrie.
Trente-trois ans plus tard, ITER progresse régulièrement vers son objectif de démontrer la faisabilité technique de la fusion comme source d’énergie. La collaboration internationale a réuni 7 membres (Chine, Union Européenne, Inde, Japon, Corée, Russie et USA) qui représentent plus de la moitié de la population mondiale et 85% de la production industrielle brute de la planète. La construction du réacteur sur le site de Saint Paul-lez-Durance, à environ 40 km au nord d’Aix-en-Provence (France) est à présent achevée à environ 70 %.
ITER, dont la construction a commencé début 2010, est censé produire son premier Plasma en 2025 et commencer la production à pleine puissance en 2035. Dans les 15 à 20 ans de fonctionnement, le projet explorera des domaines inconnus comme les « burning plasmas », validera les opérations technologiques pour la fourniture d’énergie par la fusion, testera les matériaux, expérimentera les technologies d’obtention du tritium et validera les critères de sécurité d’une unité de fusion.
ITER sera la première unité de production par fusion à délivrer 500 MW pour une énergie consommée de 50 MW (Q>10). Ce sera la machine la plus complexe jamais construite, ce qui est à la fois un immense défi et une occasion unique pour les industries des pays impliqués.
Comme la contribution des membres se fait essentiellement en nature, via la fourniture d’éléments des installations et des systèmes, c’est pour l’industrie l’occasion d’acquérir compétence et expérience dans des domaines aussi variés que la cryogénie, les technologies du vide, les supra-conducteurs, la robotique de pointe et le contrôle à distance, l’électronique, la transmission de signal ultra-haute fréquence et plus encore.
Construire et piloter ITER sont des étapes indispensables vers l’énergie de fusion. Le projet incarne à la fois le point culminant de 6 décennies de recherche et développement à travers le monde et l’ouverture d’un nouveau chapitre dans la quête d’une énergie inépuisable - le début d’une authentique approche industrielle de la fusion.
À mesure que la construction du réacteur expérimental ITER avance, les Membres travaillent déjà sur le concept suivant d’un réacteur générique appelé DEMO. La question reste ouverte de savoir si le ou les réacteurs DEMO seront construits via une collaboration internationale, avec des partenariats réduits ou seront purement nationaux. Vers 2040, toutefois, le projet DEMO - prototype industriel basé sur les retours de fonctionnement d’ITER - pourrait entrer dans la phase de conception industrielle et ouvrir la voie à un développement à grande échelle de la fusion.
Et, tout comme DEMO aura succédé à ITER, des réacteurs industriels lui succèderont. Ma conviction est que, en fonction du succès d’ITER, la première centrale à fusion sera connectée au réseau au début de la seconde moitié de ce siècle. À partir de là, si la viabilité économique est au rendez-vous, le développement sera rapide.
J’espère avoir une longue vie, mais la mienne a commencé au milieu du siècle dernier, je ne serai probablement plus là quand l’électricité produite par fusion deviendra une réalité quotidienne.
Il y a toujours eu quelque chose qui s’apparente à la construction d’une cathédrale dans la communauté de la fusion : les générations qui posaient les fondations, dressaient les premiers piliers et élevaient les contreforts, savaient qu’elles seraient parties depuis longtemps lorsque les plus hautes tours seraient achevées. Cependant elles avaient confiance dans le projet auquel elles contribuaient et leur foi en l’avenir et leur détermination l’ont emporté sur les difficultés rencontrées.
Aujourd’hui, grâce à ITER, la fusion est proche d’une percée historique. La foi et la détermination finiront par porter leurs fruits.
Bernard Bigot
Directeur Général de ITER, Président de la Fondation de la Maison de la Chimie
Source : Only fusion can meet the energy challenge mankind is facing / Seule la fusion peut répondre au défi énergétique que l’humanité affronte, Traduction de l'article Only fusion can meet the energy challenge mankind is facing, L'Actualité chimique, n° 442 (juillet- août 2019), pp. 11-14
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