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Mots-clés : énantiomère, énantiosélectif, catalyseur chiral, biocatalyse, médicaments

La morphine est une molécule extraite de la culture du pavot. C’est l’un des premiers médicaments utilisés pour calmer les douleurs. La morphine est une molécule chirale, soit une molécule 3D qui n’est pas superposable à son image dans un miroir plan, ce qui correspond en mathématique à une absence de centre de symétrie ou de plan de symétrie, ou plus exactement par l’absence d’axe alternant (ou impropre) d’ordre n (la combinaison d’une rotation autour d’un axe et d’une symétrie par rapport à un plan perpendiculaire par rapport à cet axe). L’atome de carbone entouré par quatre substituants différents est qualifié de dissymétrique (de préférence à asymétrique comme Pasteur le suggérait autrefois !) : c’est un exemple de centre chiral noté C*. On montre qu’une molécule possédant n C* peut exister au maximum sous 2n isomères stériques. Ainsi pour la morphine qui possède 5 C*, ce nombre serait de 32 auquel mais il faut soustraire 2 en raison de la présence d’un pont dans sa structure soit 30 stéréoisomères ! [1]

Depuis 1848, Pasteur a démontré que deux énantiomères se différencient par des pouvoirs rotatoires opposés. Un mélange équimoléculaire de deux énantiomères constitue un mélange racémique qui est optiquement inactif par compensation. Mais Futama et coll. ont montré en 1962 que le composé LiH(SeO3)2 est optiquement actif sans posséder de centre chiral… Ils observèrent des pouvoirs rotatoires opposés selon différentes orientations… Par ailleurs en 2010 toujours au Japon, Sunatsuki et coll. ont synthétisé le complexe solide : Fe(HL)2 (PF6)2 (où L est un ligand organique à base imidazole substitué) où les deux énantiomères s’arrangent en hélice : on obtient alors un mélange racémique présentant une chiralité ! [2]

Deux énantiomères ont les mêmes propriétés physicochimiques par rapport à un agent achiral, mais différentes vis à vis d’un agent chiral. La notion de chiralité est essentielle dans les processus de reconnaissance moléculaire du vivant, par exemple dans le fonctionnement des enzymes ou la reconnaissance d’un antigène par un anticorps. Le limonène présente des propriétés olfactives différentes citronnée (pour le dérivé de configuration S) ou orange (pour le R) !

Il est donc essentiel pour un chimiste de synthétiser un seul énantiomère : celui qui possède l’activité recherchée est appelé un eutomère, l’autre énantiomère est appelé distomère et est considéré alors comme une impureté ! La synthèse asymétrique consiste à préparer un eutomère pur à partir d’un composé non chiral : cela entraîne automatiquement l’utilisation soit en quantité stœchiométrique soit en quantité catalytique d’un composé lui-même chiral qui va transmettre, comme dit Henri Kagan, Professeur à l’Université de Paris-Sud Orsay, l’information chirale : on ne crée pas un excès d’énantiomère sans utiliser un agent chiral !

La catalyse asymétrique est la méthode la plus efficace : elle consiste à utiliser un catalyseur chiral. Ceci a été l’occasion d’attribuer le Prix Nobel de Chimie en 2001 à Knowles, Noyori et Sharpless. De nombreuses synthèses industrielles ont été réalisées.

Ainsi la synthèse industrielle de la Paradisone®, molécule parfumée avec une note florale de jasmin créée par la société Firmenich et utilisée depuis les années 2000 dans la fabrication de parfums tels que l’Eau Sauvage® de Dior, résulte d’une hydrogénation catalytique d’une double liaison C=C réalisée par un catalyseur chiral au phosphore.

Dans l’industrie pharmaceutique, une des étapes de la synthèse de la molécule esoméprazole, un anti-ulcère fabriqué par la firme AstraZeneca, consiste en une sulfoxydation en présence d’un catalyseur chiral au titane. C’est le quatrième médicament le plus vendu en chiffre d’affaire dans le monde ! [1]

Mais le catalyseur chiral peut être une enzyme extraite d’un organisme vivant. Ainsi la synthèse de la molécule de rosuvastatine (Crestor®), qui a une activité anticholestérol, est produite par AstraZeneca : la stéréochimie de la chaîne latérale est contrôlée par biocatalyse avec une enzyme de type aldolase. La biocatalyse se substitue maintenant peu à peu à la catalyse de synthèse chimique : ainsi la déacylation de la pénicilline G est assurée par voie biotechnologique par l’enzyme pen-acylase en solution aqueuse en une seule étape au lieu des cinq étapes par la voie chimique ! [3]

On peut citer comme dernier exemple la réduction énantiosélective de la fonction cétone en alcool secondaire via une enzyme (Daucus carota) réalisée simplement en ajoutant dans le mélange réactionnel des petits morceaux de carotte !

Pour approfondir et illustrer ce sujet :

[1] Chiralité et synthèse asymétrique en chimie thérapeutique de Henri B. Kagan et Michel Tabart, L'Actualité chimique n° 393-394 (février-mars 2015) pp. 31-38

[2] Un racémique peut-il être optiquement actif ? de Romain Gautier, L'Actualité chimique n° 414 (janvier 2017) p 39

[3] La chimie du végétal et les nouveaux synthons accessibles par les biotechnologies de Pierre Colonna, L'Actualité Chimique n° 375-376 (juin-juillet-août 2013) page 56-64

 

Auteur(s) : Jean-Pierre Foulon
Niveau de lecture : intermédiaire
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