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Mots-clés : phosphorescence, fluorescence, photographie, radioactivité, sels d’uranium

La découverte de la radioactivité par Henri Becquerel, Pierre et Marie Curie remonte à plus d’un siècle (1896-1898) et a conduit à leur décerner le prix Nobel de physique en 1903. Toutefois, des énigmes marquent le début de cette découverte.

Quand des élèves de Frémy discutent entre eux

Gabriel Bertrand dans un article publié en 1946 aux Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, rapporte une histoire intrigante « Sur l’origine de la découverte de la Radioactivité » lorsqu’il travaillait encore au Muséum (1).

Mais qui était Gabriel Bertrand (1867-1962) ? Après avoir suivi les cours de l’École de chimie d’Edmond Frémy au Muséum, il s'inscrit à l'École supérieure de pharmacie et devient pharmacien en 1894. Il reste au Muséum, d'abord comme préparateur de Léon Maquenne (1889), au laboratoire de Physiologie végétale appliquée à l’agriculture de P.P. Dehérain, et ensuite, à 23 ans il est nommé préparateur à la chaire de Chimie appliquée aux corps organiques dirigée par le professeur Albert Arnaud successeur de Chevreul au Muséum. Puis en 1897, Émile Duclaux, qui avait succédé à Pasteur à la direction de l'Institut Pasteur, l'appelle au poste de chef de service. Gabriel Bertrand soutient sa thèse de doctorat en 1904, sur la biochimie de la bactérie du sorbose, ce qui lui vaut d'être nommé chargé de cours à la Sorbonne en 1905. Titulaire de la chaire de chimie biologique de cette l'université, il restera simultanément chef de service à l'Institut Pasteur.

Dans cet article de 1946 mentionné en préambule, Gabriel Bertrand rapporte un échange qu’il a eu avec Henri Becquerel en 1893 (1) (2). Rappelons que ce dernier a découvert et publié les propriétés des rayons uraniques trois ans plus tard, au début de 1896. Bertrand écrit : « Notre illustre Confrère vint un jour me voir au laboratoire que j’occupais dans la rotonde de l’amphithéâtre du Muséum, à quelques pas de la maison qu’il habitait et du laboratoire où il travaillait (maison de Cuvier). Il me présenta un petit bloc noir que je reconnus immédiatement à son aspect et à sa densité pour de la pechblende. Il avait enfermé dans un tiroir une plaque photographique, enveloppée dans du papier à aiguilles, après avoir posé dessus le morceau de pechblende. Lorsque, après quelques jours, il se servit de la plaque, une grande tache apparut au développement, tache qu’il reconnut de la grandeur et de la forme du morceau de pechblende. Pouvez-vous, ajouta-t-il en terminant, me donner comme chimiste une explication de ce phénomène ?

J’avais eu l’occasion d’étudier la pechblende quelques années avant dans le laboratoire de Frémy et d’en faire une analyse aussi complète que possible. Je répondis à Henri Becquerel que ce minerai était ordinairement très complexe, pouvait contenir des sulfures, que sous l’influence de l’air humide son échantillon avait peut-être dégagé des traces d’hydrogène sulfuré, imperceptibles à l’odorat, mais auquel la couche de gélatino-bromure d’agent était très sensible. Etant donnée la compacité de la pechblende, je ne tenais pas cette explication pour très probable, mais elle n’était pas impossible.

Quelques jours plus tard, H. Becquerel revint me voir et m’informa que mon explication n’était pas exacte mais, ajouta-t-il, j’en ai trouvé une. Je n’eus pas l’indiscrétion de lui demander en quoi elle consistait…. C’est la première observation qui fut faite par Becquerel de la radioactivité (rayons uraniques). L’impression fortuite d’une tache provoquée par la pechblende sur une plaque photographique. A quelle date se situe cette observation mémorable ? Elle est très notablement et même curieusement antérieure aux publications de 1896. Alors Becquerel n’était plus mon voisin. La chaire de chimie avait quitté le grand amphithéâtre et s’était installée au 63 rue Buffon (dans les locaux de l’école de Frémy, puis fermée en 1894). Ce devait être avant la fin de 1893. Mais on ne saura avec certitude ce qui s’est passé dans le laboratoire de physique du Muséum, entre 1893 et 1896 ».

Niépce de Saint-Victor : de la photographie aux rayons invisibles émis par les sels d’uranium ou une énigme peut en cacher une autre

De quelles informations H. Becquerel avait-il connaissance en 1893 ? Connaissait-il les travaux de Niépce de Saint-Victor, cousin de Nicéphore Niépce l’inventeur de la photographie. Ses expériences dans les années 1857-1867 utilisaient la photographie et recherchaient si la lumière pouvait se stocker dans des corps, autrement que par la phosphorescence ou la fluorescence (*). Niépce de Saint-Victor avait observé, par ce qu’il nommait une « photographie de l’invisible », qu’il ne s’agissait pas d’une phosphorescence, mais d’un rayonnement invisible ne traversant pas le verre. Niépce exposait à la lumière solaire une feuille de carton imprégnée d’une solution de sel d’urane formant un dessin, après insolation il l’appliquait sur une feuille de papier sensible et disposait le tout dans un tube métallique bouché, à l’obscurité. Le dessin se reproduisait en impressionnant le papier sensible. Bref, il avait observé un rayonnement particulier de l’uranium et ses observations avaient été transmises à l’Académie des Sciences par Eugène Chevreul.

En 1861, Niépce avait remarqué que le carton conservé à l’obscurité est encore actif six mois après son insolation. Une substance très efficace pour ces expériences était une solution aqueuse d’acétate d’uranium dont il imprégnait la feuille de papier. Cette activité à distance n’était donc pas due à la phosphorescence. Les travaux décrits dans les mémoires de Niépce de Saint-Victor sur la lumière, ses causes et ses effets étaient connus d’Edmond Becquerel. Il avait également remarqué que ce ne pouvait être dû à un phénomène de phosphorescence, dont la durée n’est pas aussi longue.

Niépce de Saint-Victor avait-il découvert l’activité des rayons uraniques avant Henri Becquerel ? Ce n’est pas clair, mais les Becquerel connaissaient très vraisemblablement les travaux de Niépce. Paul et Josette Fournier (3) ont bien mis en évidence la complexité des filiations pour aboutir à la découverte de la radioactivité, en particulier dans les recherches sur la photographie et la luminescence* qui préoccupaient physiciens et chimistes dans la deuxième moitié du XIXe siècle.


Photographie de Henri Becquerel par Paul Nadar

 

Note
* Les phénomènes de luminescence, fluorescence ou phosphorescence, apparaissent lorsqu’un corps absorbe la lumière visible ou ultraviolette, puis la réémet à une longueur d’onde plus grande (décalée vers la partie rouge du spectre). Les deux phénomènes de phosphorescence et fluorescence sont quasiment identiques. La différence est que le matériau phosphorescent continue d'émettre de la lumière dans le noir même si on arrête de l'éclairer. Après exposition à la lumière un matériau phosphorescent diffuse la lumière dans le noir alors qu’un matériau fluorescent n'émet pas de lumière dans l'obscurité, mais produit une couleur vive si on l'éclaire.

Bibliographie
1 - Gabriel Bertrand. Sur l’origine de la découverte de la Radioactivité. C.R. Acad. Sci., 223 (1946) p. 698-700.
2 - Michel Genet. La découverte des rayons uraniques : un petit pas pour Henri Becquerel, mais un grand pas pour la science. L’Actualité chimique, n° 220 (1998) p. 34-41.
3 - Paul Fournier et Josette Fournier. Hasard ou mémoire dans la découverte de la radioactivité. Rev. Hist. Sci., 52 (1999) p. 51-79. - Paul Fournier et Josette Fournier. Découverte de la radioactivité. Mediachimie.org. Petites histoires de la chimie.

Illustration : Photographie de Henri Becquerel par Paul Nadar / Adam Cuerden, Wikimedia Commons. Source de l'image : gallica.bnf.fr / BnF
 

Auteur(s) : Bernard Bodo
Niveau de lecture : pour tous
Nature de la ressource : article